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PETER HAMMARSTEDT, LE CAPITAINE CORSAIRE

INTERVIEW



C’est à Gand, la plus vegan des villes belges, que l’ONG antispéciste Sea Shepherd célébrait fin octobre ses 40 ans d’existence. Même Pas Peur était de la fête et y a rencontré Peter Hammarstedt, directeur des campagnes de Sea Shepherd Global et, depuis quatre ans, capitaine du Bob Barker, l’un des 11 navires composant la flotte de ces nouveaux justiciers des mers.


Même Pas Peur: Vous considérez-vous comme un pirate ?

Peter Hammarstedt : Je nous vois plutôt comme des agents de la force publique, dans un monde sans foi ni loi où le gouvernement n’en fait pas assez pour faire appliquer les lois de protection des océans dont nous disposons. Sea Shepherd ne fait que combler un vide existant partout dans le monde en matière d’application des lois, et qui peut provenir d’un manque de ressources économiques pour lutter contre le braconnage, d’un manque de volonté politique, ou parfois d’un problème juridique. De plus en plus, nous cherchons à aider les pays en voie de développement ne disposant pas de leurs propres vaisseaux à combler ce vide exécutif. Je ne dirais donc pas que nous sommes des pirates ; on serait plutôt des corsaires, mais des corsaires qui ne recherchent pas le profit - ce qui nous distingue clairement des pirates.

MPP : Y a-t-il un lien entre piraterie et pêche « IUU »[1] ?

P.H. : Les deux premiers bateaux à avoir jamais été détournés en Somalie étaient des bateaux de pêche. Les premiers pirates somaliens étaient leurs propres garde-côtes, une espèce de milice créée parce qu’il n’y avait pas de garde côtière (d’ailleurs, ils ont pris le nom de « National Volunteer Coastguard of Somalia »). La majeure partie du poisson somalien provient du Puntland, qui fait partie de la Somalie mais se considère comme indépendant. C’est de cette zone que proviennent la plupart des pirates – ils se sont aussi un peu étendus vers le sud où, bien évidemment, il s’est avéré bien plus lucratif de détourner des pétroliers et des cargos, mais au départ, c’était un problème de pêche. Et à l’origine de ce problème, il y a la guerre : la Somalie a connu la plus sanglante des guerres civiles, sous le règne du dictateur Siad Barre, ce qui a mené le pays à un isolement complet. Et tandis que la guerre faisait rage, tous les bateaux de pêche étrangers se sont mis à converger vers les côtes somaliennes. Certains y déchargeaient des déchets nucléaires, des villageois somalis construisaient des tambours dans les fûts radioactifs que la marée leur rapportait, c’était complètement fou. Alors, une poignée d’entre eux se sont rassemblés, ils ont sorti leurs fusils et se sont emparés de deux bateaux. Après, les choses ont sans doute un peu dérapé, mais c’est intéressant, parce que la piraterie en Somalie était initialement un problème de pêche illégale, qui a ensuite évolué vers autre chose.

MPP: Vous avez récemment signé des accords historiques avec le gouvernement du Gabon et celui du Libéria, afin d’aider la marine locale à lutter contre la pêche illégale…

P.H. : Il y a environ deux ans, j’ai signé un accord avec le gouvernement du Gabon. L’idée était de mettre un patrouilleur à disposition, avec carburant et équipage, pendant quatre ou cinq mois de l’année, dans les mers gabonaises où le thon abonde. Le Gabon fournissait sept officiers de la Marine Nationale, ainsi que trois garde-pêche de l’Agence Nationale de Pêche, et dirigeait entièrement la mission, ce qui est très important pour nous : nous recevons nos instructions du Commandant de la Marine et du Ministre de la Défense, et c’est le Ministre de la Pêche qui décide où vont les bateaux. Le Ministère de la Pêche et la Marine Nationale décident à bord de quels vaisseaux on embarque et ce sont eux qui s’occupent des inspections ; nous ne faisons que fournir l’instrument manquant, sans lequel rien n’est possible. Après la première mission de cette « Opération Albacore », le ministre des affaires étrangères du Gabon s’est rendu au Kenya pour inciter le parlement à intensifier son action contre la pêche « IUU ». De même, la Sierra Leone a approché le Gabon pour obtenir des informations et tenter de répliquer le projet là-bas. Donc, ils ne viennent pas vers nous, ils s’adressent à ces pays. Et ça a toujours été mon rêve : ces pays ont la volonté politique de faire quelque chose, il ne leur manque que les outils, alors fournissons-leur les outils.

MPP: Bien entendu, tout ceci n’est envisageable qu’au sein des eaux territoriales. Dans les eaux internationales, c’est la loi du plus fort qui prévaut ?

P.H.: La mer territoriale s’étend sur 12 miles, ensuite on entre dans ce qu’on appelle les « eaux économiques », qui s’étendent sur 200 miles. Et au sein de cette limite de 200 miles, un état a autorité pour faire appliquer les lois en matière de pêche. Les eaux territoriales et économiques couvrent environ 60% de la superficie océanique mondiale ; les 40% restants ne sont soumis à aucune juridiction. Il y a bien des conventions internationales pour tenter de réguler les choses, mais globalement, c’est la mêlée générale. Ça ressemble assez bien au Far West : il y a très peu de responsabilité, il est difficile de poursuivre en justice les exploitants qui travaillent là (notamment à cause de problèmes juridiques liés aux pavillons) et c’est une véritable ruée vers le poisson, à cause de ce que Garrett Hardin a appelé « la tragédie du bien commun » : chaque navire de pêche opère selon la ferme conviction que s’il ne prend pas le poisson, quelqu’un d’autre le prendra quand même. Et c’est vrai. C’est l’une des absurdités de notre époque et l’une des causes de nos problèmes environnementaux : nous vivons dans un monde aux ressources limitées, mais notre modèle économique tout entier est fondé sur une croissance illimitée. Ça ne cadre pas.

MPP : Ne manque-t-il pas un “Earth Shepherd”?

P.H. : Quand le Capitaine Peul Watson a lancé Sea Shepherd, il avait déjà un fameux passé d’activiste en tant que co-fondateur de Greenpeace. Il s’est notamment beaucoup occupé de la protection des loups en Colombie-Britannique, mais à un certain moment, il a réalisé qu’il devait se spécialiser. Et les océans constituent l’un des terrains bénéficiant du moins d’attention, alors que plus de 50% de la population mondiale dépend directement de la mer. En Afrique de l’Ouest, par exemple, les populations tirent l’essentiel de leurs protéines de l’océan et la survie des personnes pauvres, en particulier, dépend des océans. Nous ne pouvons pas être partout. Ce qu’on connaît le mieux, ce sont les bateaux, et nous occupons le terrain sur lequel personne d’autre ne s’aventure: la mer. Bien sûr, nous reconnaissons l’importance de la protection des forêts et des autres écosystèmes, mais je crois aussi qu’on a tendance à oublier que l’océan produit davantage d’oxygène que les forêts. Il existe de nombreux groupes qui luttent pour la forêt – et tous nos vœux de réussite à eux ! – mais très peu qui se battent pour une prise en considération des océans. Nous sommes également les seuls acteurs non étatiques à faire appliquer des lois, ce qui nous rend tout à fait uniques.

« Les animaux sont nos clients »


MPP : Avec ses dents de requin peintes sur la proue, les motifs de camouflage sur la coque et le pavillon de Sea Shepherd flottant sur le pont, le Bob Barker semble tout droit sorti d’un film de James Bond…

P.H. : [Rires] L’idée est de semer la confusion parmi les braconniers. C’est une stratégie classique dans l’art de la guerre : utiliser la confusion comme instrument tactique. Je crois que ces motifs nous donnent un air très autoritaire et, parfois, des braconniers nous écoutent parce que nous sommes relativement intimidants. Les dents de requin symbolisent aussi les clients que nous représentons, et en particulier les requins. La population de requins dans l’Atlantique a chuté de 90% au cours des trente dernières années et, bien que les gens soient très inquiets pour les baleines (depuis le mouvement de protection des baleines initié dans les années 1970 et 1980), les requins ont un rôle également important à jouer dans l’écosystème marin. Nous aurions grand besoin d’un mouvement de protection des requins semblable au mouvement « Sauvez les baleines » des années 1970 et 1980.

MPP : C’est marrant comme vous parlez toujours de vos « clients ». C’est comme ça que vous voyez les choses, vous travaillez pour les animaux ?

P.H. : Oui, bien sûr. Et c’est ce qui est intéressant avec Sea Shepherd. Les ONG évaluent leur réussite de différentes manières : certaines la mesurent au nombre de leurs membres, d’autres au nombre de rapports publiés dans l’année. Nous ne publions pas de rapports. Nos membres sont peu nombreux, mais ils sont passionnés et fidèles. Et nous ne nous soucions pas trop de l’opinion publique – nous ne l’avons jamais fait. Que les gens nous aiment ou nous détestent, nous continuerons à faire tout ce que nous pouvons avec les ressources limitées dont nous disposons, parce que nous croyons sincèrement que nous sommes au service des animaux que nous protégeons. Donc oui, les animaux sont nos clients, ils sont ceux pour qui nous travaillons et ils sont la seule opinion dont nous ayons quelque chose à cirer.

MPP : De qui se compose l’équipage du Bob Barker ?

P.H. : De personnes des quatre coins du globe. En Afrique de l’Ouest, nous avons un équipage d’environ vingt personnes, représentant douze pays. Nous avons un Belge à bord pour le moment, et beaucoup d’Européens, d’Américains et d’Australiens, mais aussi un Ghanéen, un Singapourien, … C’est un mélange, on trouve tous les styles de vie : certains ont passé leur vie en mer, d’autres montent pour la première fois à bord d’un bateau et apprennent les compétences sur place – ils sont professeurs, avocats, journalistes, étudiants, … Nous avons eu des membres d’équipage de 18 à 88 ans (la personne la plus âgée avec qui j’ai navigué). En plus de ces vingt personnes, nous avons également à bord dix policiers du pays avec lequel nous travaillons.

MPP : À 32 ans, vous avez déjà participé à pas moins de 9 campagnes successives de sauvetage de baleines en Antarctique; vous devez avoir la main… Comment faites-vous pour approcher un baleinier, véritable usine flottante, à bord de votre petit yacht ?

P.H. : J’ai passé la majeure partie de ma vie en mer et je passe actuellement huit mois par an à bord des vaisseaux de Sea Shepherd. Alors on apprend beaucoup. J’ai beaucoup appris du Capitaine Watson, qui a été mon mentor quand j’ai rejoint le navire à l’âge de 18 ans. C’est effectivement quelque chose qui nous distingue : on s’attaque à des bateaux beaucoup plus grands que nous. Une confrontation emblématique de cet aspect est celle qui a opposé le Bob Barker (500 tonnes) à un baleinier industriel de 8000 tonnes et à un pétrolier ravitailleur de 5000 tonnes, que nous voulions - et avons réussi à - empêcher d’approcher. Nous avons sauvé 932 baleines cette année-là, parce que nous avons quelque chose que ces industries n’ont pas : la passion. 80% des membres d’équipage sont des volontaires, qui risquent leur sécurité pour défendre une espèce qui n’est pas la leur. Selon moi, c’est l’une des plus nobles causes qui soient, et aussi l’une des plus désintéressées : quel bénéfice direct peut-on espérer tirer à risquer sa vie pour une autre espèce, franchement ? Nous avons la passion, ils ne l’ont pas, ils vaquent à leurs affaires. Ils sont déconnectés du monde naturel, et nous y sommes intimement connectés.

MPP : Donc le secret, c’est la passion?

P.H. : La passion est le secret de tout. Et tout au long de l’histoire de l’humanité, qu’il s’agisse des droits des animaux, des femmes ou des LGBT, partout où il y a eu des mouvements en faveur des droits civils, partout où une minorité a repoussé l’oppression de la majorité, c’est parce que cette minorité était passionnée et avait un mouvement social derrière elle. Les gouvernements n’ont que très rarement apporté le changement social ; ils surgissent à la dernière minute pour s’attribuer les mérites des mouvements de justice sociale. Si on prend le cas du mouvement gay en Irlande, 70% des Irlandais étaient favorables au mariage entre personnes du même sexe, et donc le gouvernement l’a approuvé. C’est toujours grâce à une poignée de personnes passionnées dressées contre l’injustice, que la justice finit par s’imposer.

MPP : Il y a trois ans, vous vous êtes méchamment frités avec le Nisshin Maru, le plus grand baleinier de la flotte japonaise…

P.H. : Le Nisshin Maru est un baleinier industriel, c’est-à-dire un abattoir flottant. C’est le dernier baleinier industriel au monde. Il y a 70 ans, on en comptait 50 en Antarctique... Pendant cette campagne, nous avons eu la chance de trouver très rapidement le pétrolier ravitailleur de la flotte de baleiniers. La stratégie est donc devenue la suivante : si nous parvenions à empêcher la flotte baleinière de se ravitailler en carburant (ils doivent ravitailler trois fois par saison), elle n’aurait plus qu’à rentrer chez elle. J’ai réuni mon équipage, 30 personnes, et je leur ai dit : « Voilà le plan. On est le seul obstacle entre les chasseurs de baleines et leur quota de 1035 baleines à tuer. Alors on va se garer en double file devant le pétrolier : on va prendre notre navire de 500 tonnes, on va le mettre entre ce pétrolier de 5000 tonnes et ce baleinier industriel de 8000 tonnes, on va dire au capitaine du baleinier que s’il veut se ravitailler, il va devoir nous couler ; et ensuite, on ne va plus bouger d’un pouce. Des questions ? » Il n’y a pas eu une seule question [rires]. Puis, j’ai ajouté: « C’est une action très dangereuse ; nous avons ici deux autres vaisseaux de Sea Shepherd, alors si vous vous sentez mal à l’aise, c’est bien compréhensible, nous pouvons vous transborder sur l’un des deux vaisseaux. » Et sur les 30 membres d’équipage, 30 ont décidé de rester à bord. Nous avons passé cinq jours à nous battre pour cette position de ravitaillement et finalement, le Nisshin Maru a essayé de nous pousser hors de son chemin. Quand il est entré en collision avec mon vaisseau, j’étais sur le pont et je pouvais entendre les mâts d’acier se tordre et plier juste au-dessus de ma tête. Je me souviens que j’étais à la barre, avec mon Premier Officier, la Française Oona, qui est calme et très posée, quand j’ai entendu à tribord son « oh-oh ». Je jette un œil, je la vois et, derrière elle, juste un mètre derrière le hublot, je vois l’ancre de ce bateau haut comme un immeuble de cinq étages, prête à arracher le pont comme une boule de démolition. Mais nous étions déterminés à tenir notre position et, tandis qu’il poussait, nous continuions sans cesse de tourner, si bien que nous sommes arrivés à un stade où il n’avait plus d’autre choix que de nous couler ou se replier. Comme ils ont vu que nous n’allions pas bouger, ils ont battu en retraite, et la flotte baleinière s’est retirée de l’Océan Austral. Ils ont pris 10% de leur quota : ils ont tué 103 baleines alors qu’ils en voulaient 1035. Nous avons donc sauvé 932 baleines cette année-là, grâce à ces 30 membres d’équipage qui n’ont rien lâché.

MPP : Ce nombre de 932 baleines semble tout bonnement énorme...

P.H. : Ces baleines nagent librement dans l’océan à l’heure actuelle, parce que des individus passionnés et compatissants ont décidé d’intervenir et qu’ils ont utilisé l’intervention directe pour résoudre le problème. La flotte baleinière doit atteindre au moins la moitié de son quota pour rentrer dans ses frais ; nous l’avons donc ruinée, cette année-là. Ce fut un grand succès, qui a aussi permis d’attirer l’attention du public sur ce problème du braconnage baleinier.

MPP : Vous avez aussi battu l’étonnant record mondial de la plus longue poursuite maritime. Parlez-nous de l’”Operation Icefish”.

P.H. : Il y a trois ans, on comptait encore 6 navires illégaux de pêche à la légine en Antarctique. Il y a de ça quinze ans, ils étaient 70. Grâce à l’action gouvernementale, la plupart ont cessé leurs activités, mais ces six-là demeurent. Et ces six-là ont pu continuer parce qu’ils ont changé leur nom et leur pavillon, qu’ils ont constamment repeint leur navire, qu’ils naviguaient sous pavillon nord-coréen pour éviter les poursuites (si le gouvernement australien les trouve en train de pêcher en Antarctique et que Canberra dépose une plainte dimplomatique à l’encontre de Pyonyang, tu penses si ça va mener loin…) Donc, la tactique était simple ; on enverrait deux vaisseaux : le Bob Barker se chargerait de localiser un de ces navires et de le suivre aussi longtemps que nécessaire jusqu’à son arrestation – l’idée étant que, tant que nous étions près de ces bateaux, ils ne pourraient pas repeindre ni changer de nom, et nous pouvions apporter des informations en temps réel aux organes gouvernementaux. L’autre vaisseau de Sea Shepherd, le Sam Simon, avait pour tâche de confisquer tout le matériel de pêche illégal. Après un voyage de quinze jours vers l’Océan Austral, nous sommes arrivés dans la zone la plus reculée du monde (à deux semaines de navigation de l’Afrique du Sud et deux semaines de l’Australie) et, après seulement deux jours de recherches, nous avons trouvé le plus célèbre navire braconnier du monde : le Thunder. C’était l’un des deux seuls bateaux à être visés par une notice mauve d’Interpol ; recherché par les polices de Norvège, d’Australie et ne Nouvelle-Zélande, il était sur liste noire depuis dix ans ; son nom a été cité dans des douzaines de conférences policières, et personne ne l’avait plus vu depuis des années. Et il était là, juste devant nous, surgissant de la brume. Nous avons poursuivi ce bateau pendant 110 jours. Et après 110 jours de poursuite à travers 3 océans et 10000 miles parcourus, 80 miles après la petite île ouest-africaine de Sao Tomé & Principe, le capitaine du Thunder a coulé son navire, parce qu’il a réalisé qu’il ne parviendrait pas à nous semer. Et le Sam Simon a dû secourir les 40 membres d’équipage…

MPP : Parmi lesquels plusieurs Indonésiens qui travaillaient plus ou moins comme esclaves, c’est bien ça ?

P.H. : En fait, nous l’avons suspecté, mais en définitive, ils ne provenaient pas du commerce d’esclaves. Le trafic d’êtres humains reste cependant un grand problème dans l’industrie de la pêche, pour la simple raison que les navires doivent rester de plus en plus longtemps en mer pour attraper de moins en moins de poisson, et qu’il y a certains coûts de navigation qu’il est impossible de réduire : un navire brûle une certaine quantité de carburant, qui coûte ce qu’il coûte, il doit être mis en cale sèche tous les cinq ans, il y a les frais annuels de maintenance, … Ces montants-là ne sont pas négociables, alors le seul poste dans lequel il est possible de tailler, c’est le prix de la main-d’œuvre. Voilà pourquoi l’industrie halieutique paie les pêcheurs indonésiens ou philippins 200 dollars par mois. Ce qui est fou, c’est que la pêche constitue presque à elle seule toute l’industrie du transport, mais reste le seul secteur ou deux personnes peuvent être payées des salaires si désespérément différents pour faire exactement le même boulot. On dirait que ce n’est autorisé qu’en mer. Mais dans le cas du Thunder, les 30 pêcheurs indonésiens étaient payés raisonnablement bien (350 dollars par mois). Les membres d’équipage, pour la plupart des Galiciens, étaient, eux, très bien payés. On est loin du schéma du « pauvre braconnier » : on parle de 6000 à 12000 euros par mois…


« Pour avoir coulé son bateau, le capitaine du Thunder a pris trois ans de prison pour pollution »


MPP : Sea Shepherd peut compter sur le soutien de plusieurs alliés puissants, parmi lesquels des décideurs politiques et des stars médiatiques. À part évidemment les braconniers, avez-vous aussi des ennemis déclarés ?

P.H. : Oui, nous avons de grands ennemis, parce que nous parlons le seul langage qu’ils comprennent : les pertes et profits. Et nous leur coûtons un paquet de fric. Le Thunder a réalisé un bénéfice de 16 millions de dollars en dix ans de braconnage, et nous l’avons arrêté. Quand le vaisseau a coulé, j’ai envoyé trois membres de mon équipage à bord, tandis que le bateau était abandonné et qu’il donnait de la bande à un angle d’environ 15°. Sur le pont, ils ont récupéré des téléphones portables, des disques durs et des notes que le capitaine voulait envoyer par le fond avec le bateau. Nous avons remis ces preuves à la police de Bremen (Allemagne), qui les a transmises à Interpol, et ensuite aux autorités de Sao Tomé et d’Espagne. En définitive, le capitaine a été condamné à trois ans de prison et à une amende de 15 millions d’euros, ce qui représente la plus lourde condamnation jamais prononcée dans le cadre d’une affaire de pêche illégale. Nous coûtons énormément d’argent à ces entreprises, alors oui, nous avons des adversaires puissants.

MPP : Principalement des entreprises, donc ?

P.H. : Des entreprises, oui, mais la pêche illégale doit vraiment être vue comme relevant du crime organisé. L’un des officiers à bord du Thunder, en dehors de son travail sur le bateau, était aussi le propriétaire d’une entreprise galicienne d’importation de poisson surgelé, dont les douaniers espagnols avaient saisi trois ans plus tôt un conteneur rempli de cocaïne. La pêche illégale ne peut exister qu’au sein d’un contexte de sécurité maritime dérégulé. Les pêcheurs illégaux utilisent les mêmes ports pour « blanchir » le poisson et font entrer le poisson de la même manière que les trafiquants de drogue ou d’esclaves. On retrouve toujours les mêmes officiers portuaires qui se laissent graisser la patte, les mêmes agents corrompus, et les mêmes zones de non-droit. La pêche illégale est malheureusement souvent perçue comme une question administrative (« tu pêches sans permis, tu paies une amende »), mais ce n’en est pas une, c’est un vaste problème. D’abord, parce qu’elle prive les populations les plus pauvres du monde de leur moyen de subsistance, et ensuite parce qu’elle engendre de nombreux crimes : pour pêcher sans permis, il faut falsifier ses documents de débarquement, donc violer les lois douanières ; on a souvent besoin de main-d’œuvre bon marché, il faut donc aussi violer les lois sur l’immigration ; il faut falsifier des documents, donc tremper dans la contrefaçon… Heureusement, les organes de contrôle commencent de plus en plus à traiter la pêche illégale comme du crime organisé, et on en revient un peu à l’histoire d’Al Capone : comme la justice ne parvenait pas à coincer ce contrebandier notoire pour les 26 meurtres dont il était suspecté, elle l’a coincé pour fraude fiscale, et ça l’a envoyé pour vingt ans à Alcatraz, où il est mort. De la même manière, pour avoir coulé son bateau, le capitaine du Thunder a pris trois ans de prison pour pollution. Interpol appelle ça « la mort par mille coupures » : il faut choper ces gars-là par n’importe quel moyen à disposition.

MPP : Que pensez-vous des labels certifiés « pêche durable », comme le MSC[2] ?

P.H. : Je pense qu’il n’existe pas de durabilité sans surveillance. Quand nous sommes arrivés au Gabon avec le Bob Barker, les officiers de la Marine Nationale et de l’Agence Nationale de Pêche n’avaient abordé qu’un seul bateau auparavant. Et lorsque nous avons abordé le premier bateau naviguant sous pavillon européen, le capitaine, un Français, nous a confié qu’il s’agissait de son premier contrôle en vingt ans de pêche au Gabon. La campagne gabonaise a démontré que l’Union Européenne minimisait fortement les prises accessoires ou accidentelles de poissons et qu’elle minimisait très probablement sa prise totale de thons. Au Libéria, nous avons arrêté un crevettier hollandais opérant sous pavillon nigérian qui était certifié « pêche durable » par l’Union Européenne. Quand nous l’avons arrêté, toutes les caisses à bord étaient déjà étiquetées et prêtes pour un envoi vers la Grèce. Or, ce bateau n’avait pas de permis de pêche, il se trouvait dans une zone réservée à la pêche traditionnelle artisanale (alors que la survie des quelque 33000 Libériens présents dans cette zone dépend directement de la pêche) et il n’était pas équipé de l’équipement réglementaire permettant aux tortues marines d’échapper aux filets, pourtant obligatoire pour pouvoir bénéficier de la certification « pêche durable ». J’ai visité suffisamment de bateaux de pêche pour savoir qu’il existe des opérateurs responsables. Mais de manière générale, il est presque impossible de savoir d’où provient le poisson qu’on achète, à moins de connaître le pêcheur qui l’a tiré hors de l’eau. Et nous nous sommes tant éloignés de ce modèle économique à petite échelle, que nous rencontrons maintenant de sérieux problèmes écologiques. On achète de la nourriture au supermarché sans savoir d’où elle provient, on jette l’emballage à la poubelle, on sort la poubelle, et puis on n’a plus à s’en soucier : quelqu’un d’autre s’en charge et nous ne voyons jamais où aboutit notre emballage. Nous avons un impact énorme, mais nous prenons très peu de nos responsabilités, parce que l’impact des autres nous donne bonne conscience. Il n’y a pas de durabilité sans surveillance, et Sea Shepherd est un des seuls groupes à faire de la surveillance. Mais c’est intéressant, quand nous pourchassions le Thunder, à un moment, les deux navires de Sea Shepherd ont été rejoints par un bateau de pêche à la légine tout à fait légal, qui nous a accompagnés pendant un certain temps. Alors oui, bien sûr, certaines entreprises prennent leurs responsabilités, mais la plupart ne le font pas. Et ceci est valable pour la pêche ou pour n’importe quel autre type de business : s’il n’y a pas d’incitation à être honnête, les gens sont généralement malhonnêtes. Notre business à nous, c’est de responsabiliser les gens, qu’ils le veuillent ou non. [Rires]

MPP : Entre autres distinctions honorifiques, vous avez reçu l’an dernier la Winsome Constance Kindness Gold Medal for Humanitarian Service, comme avant vous l’éminente primatologue Jane Goodall ou, plus récemment, le Capitaine Paul Watson, fondateur de Sea Shepherd. Prêt pour la relève, Capitaine ?

P.H. : [Rires] Ce qui est motivant avec Sea Shepherd, c’est qu’il s’agit d’un mouvement. Sea Shepherd est souvent associé au Capitaine Paul Watson en tant qu’individu, mais ce qui est passionnant chez Paul, c’est qu’il montre tout ce qu’un individu peut faire, et c’est ça qui a inspiré tant de personnes à marcher sur ses traces. Sea Shepherd ne se résume pas à Paul, mais englobe tous les individus inspirés par ce que Paul fait. J’ai fait l’objet d’une attention démesurée quand on a empêché le ravitaillement de la flotte baleinière, simplement parce que j’étais le capitaine de ce navire. Mais il y avait surtout 30 membres d’équipage qui ont tenu bon et sans qui ça n’aurait jamais été possible. Je suis déterminé à poursuivre ma passion et entièrement dévoué à mes objectifs. Et pour l’instant, cet engagement implique avant tout de continuer à travailler avec autant de pays ouest-africains et est-africains que possible, pour les aider à reprendre leurs mers des mains des braconniers.


Pour en savoir plus : http://www.seashepherd.org/


Interview et traduction : Ben le Sanguinaire




[1] Pêche illégale, non signalée, non régulée (« Illegal, unreported, unregulated fishing »)


[2] Marine Stewardship Council, label de « pêche responsable » fondé par le WFF en partenariat avec la transnationale agro-alimentaire Unilever.


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