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LA CASE EN MOINS Interview d'Étienne Lécroart, dessinateur taquin

OuBaPien de la première heure, Commandeur Exquis de l’Ordre de la Grande Gidouille au Collège de Pataphysique, joueur émérite de soubassophone et d’accordéon diatonique et surtout grand spécialiste de la plurilecturabilité en bande dessinée, Étienne Lécroart sort ces jours-ci Vanité, une fresque poético-philosophique aux facettes minutieusement agencées. À l’image de son auteur.




Même Pas Peur : Tu démarres ta carrière comme dessinateur de presse, dans des quotidiens aux lignes éditoriales aussi antagoniques que Libé, La Croix et Fluide glacial. Tu dessinais simultanément pour ces différents journaux ?

Étienne Lécroart : Oui, je travaillais où je pouvais. Je n’ai pas du tout commencé ma carrière dans la bande dessinée, je l’ai plutôt commencée dans la presse parce qu’au départ, je voulais faire du dessin d’humour (ce que je fais toujours, d’ailleurs, pour Spirou par exemple). C’est un peu la base de mon travail. J’ai présenté des dessins à plusieurs journaux, naïvement, et je me suis vite rendu compte que je ne pourrais jamais vivre uniquement de ça. J’ai donc fait très vite du dessin d’actualité, qui m’intéressait beaucoup aussi. Les dessins d’actualité, je les faisais par exemple dans Libération, et les dessins d’humour, dans La croix, qui avait une rubrique dédiée à ça à l’époque, puis dans Fluide Glacial, Spirou et d’autres. J’ai donc commencé ma carrière comme dessinateur de presse, et je fais la distinction entre dessin d’humour et dessin d’actualité, parce que seul le premier fonctionne en dehors de tout contexte (même si on ne fait plus de l’humour comme il y a cinquante ans).

MPP : Dès 1993, tu rejoins l’OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle) fondé Lewis Trondheim, Patrice Killoffer et quelques autres sur le modèle de L’OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) de Raymond Queneau - que tu rejoins également en 2012...

É.L. : Oui, j’ai les deux casquettes. À l’époque, je m’intéressais déjà pas mal à L’OuLiPo et quand j’ai appris que les gens de la maison d’édition L’Association, que je connaissais, étaient en train de réfléchir à un Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, j’ai manifesté mon intérêt. Dès la deuxième réunion, j’étais invité, et j’y suis resté. Je ne suis donc pas fondateur de l’OuBaPo ; d’ailleurs, à l’époque, je ne faisais quasiment pas de bande dessinée, sauf pour moi. C’est vraiment parce qu’il y a eu la naissance de l’OuBaPo que je me suis mis à essayer les bandes dessinées avec contraintes. Mais en parallèle, j’avais déjà fait des bouquins (pas vraiment des BD) avec des contraintes, notamment un petit livre (jamais publié) dont les pages sont divisées en trois dans le sens de la hauteur, avec d’un côté, les textes, et de l’autre, des représentations de personnes. Tout ça pouvait se bouger, on pouvait changer le texte et l’image en tournant des bouts de pages. J’avais aussi fait des détournements de gravures, qui sont devenus La vie exemplaire de Saint Sinus, parue chez Cornélius, et puis j’ai fait cette première bande dessinée qui s’appelle Pervenche & Victor, parue à L’Association.

MPP : Tu étais donc OuBaPien avant l’OuBaPo ?

É.L. : Oui, j’étais un peu OuBaPien avant l’OuBaPo. J’ai fait aussi un flip book avec plusieurs entrées : il y avait des histoires recto-verso et chaque côté, suivant l’endroit où on mettait le pouce, permettait de changer l’histoire. Il y avait trois histoires de chaque côté, donc six histoires entrecroisées, en tout.

MPP : L’idée de l’OuLiPo, puis de l’OuBaPo, consistant à s’imposer des contraintes formelles, rappelle un peu la tragédie classique. La contrainte reste un bon moyen de se dépasser artistiquement ?

É.L. : Il y a plusieurs raisons pour lesquelles on fait ça. D’abord, sortir des sentiers battus, ceux de la bande dessinée en général, mais aussi nos propres sentiers battus : on a tous des habitudes, des encroûtements, et la contrainte nous oblige à en sortir. Ça provoque aussi de l’humour ; ça crée presque toujours un décalage et un côté humoristique que j’aime bien. Et il y a encore beaucoup d’autres raisons, bien sûr.

MPP : Parmi ces contraintes, tu en as déjà expérimenté pas mal : pliage (Pervenche et Victor), hybridation (Le Cycle), palindrome (Cercle vicieux), itération (Bande de sonnets), et j’en passe… Quelle est la contrainte narrative de ton petit dernier, Vanité ?

É.L. : Ce livre est une énumération simple d’instants de vie, il parle de la beauté et de la vanité de notre existence. Il est fondé sur une contrainte très simple et absolument visible et manifeste : personne ne peut la rater. Je pourrais la dévoiler, mais en même temps, le livre ne marche que si, justement, je ne la dévoile pas. Difficile d’en dire plus…

MPP : C’est vrai, ne « spoilons » pas. Malgré la diversité des contraintes, y a-t-il des constantes dans ta manière de travailler ? Des techniques spécifiques ?

É.L. : Il n’y a pas une structure qui soit valable pour toutes les contraintes que j’ai expérimentées. À chaque fois, il faut que je trouve une façon de travailler avec, ce qui m’oblige à renouveler ma façon de travailler. Comme j’aime bien ne pas m’éterniser sur les mêmes contraintes (même s’il y en a que j’ai utilisées plusieurs fois), il faut à chaque fois que je trouve le processus qui va m’aider au mieux à aborder la contrainte. Quand j’ai fait Cercle vicieux, qui est un palindrome, j’ai commencé à travailler comme pour n’importe quel scénario de bande dessinée : je faisais des pages de brouillons. Mais je me suis vite rendu compte qu’il fallait sans cesse dessiner, gommer, dessiner, gommer, et coller par-dessus, donc à un moment, pour que chaque case soit indépendante, j’ai décidé de faire des blocs de cases, attachées par une pince à dessin. Ainsi, je pouvais ajouter des cases, en enlever, voir ce que ça donnait à l’endroit, à l’envers, vérifier si la narration était claire, etc. Pour Ratatouille, dans lequel dix personnages se croisent dans le même espace-temps, il fallait que je puisse vérifier si tous les croisements étaient plausibles et si tous les personnages se retrouvaient au bon endroit, à la bonne heure. J’ai donc fait de grands tableaux reprenant tous les croisements. Il faut que je trouve à chaque fois la façon de travailler qui soit adaptée à ce que je veux faire.

MPP : Ton expo, Planches en vrac ou à la découpe, procède du même principe de déconstruction : le visiteur peut en moduler les planches (en bois…) à sa guise pour former différentes histoires.

É.L. : C’est ça. L’idée est venue suite à une demande qu’on m’a faite de monter une expo de bande dessinée autour de la thématique du jeu. Et, moi qui en ai vu pas mal, je trouve que les expositions de bande dessinée, si elles permettent parfois de découvrir des auteurs inconnus, déçoivent souvent quand il s’agit d’auteurs qu’on connaît, parce que les planches, si belles soient-elles, sont faites pour être publiées en livres et pour raconter une histoire. C’est toujours un peu frustrant, une expo de bande dessinée. Alors, je me suis dit : je vais faire une expo de bande dessinée qui ne puisse exister qu’en exposition, en trois dimensions. J’ai donc réalisé trois variantes de bandes dessinées qui sont comme des puzzles : les planches sont découpées en blocs de cinq cases qu’on peut démonter. On peut démonter l’histoire et on peut la remonter, selon une seule autre façon possible. Avec les mêmes cases, montées autrement, on crée donc une autre histoire. J’ai aussi fait des bandes dessinées avec des cases qui pivotent sur un axe ; on peut essayer de changer l’histoire en pivotant des cases. Et aussi une BD sous forme de taquin (certains disent « pousse-pousse »), ce jeu d’enfant où il faut faire coulisser des cases dans un cadre comportant un seul espace vide pour essayer de reconstituer une image. Dans cette BD, il y a des millions de variantes d’histoires possibles, tout ça avec un taquin tout simple.

MPP : Il y a cinq ans, tu as aussi relevé le défi des « 24 heures de la bande dessinée » d’Angoulême : réaliser une BD de 24 pages en 24 heures…

É.L. : Oui, c’est un événement qui a lieu chaque année et auquel j’ai participé deux fois. Il faut réaliser 22 planches, plus une couverture et une quatrième, le tout en 24 heures. En 2012, la contrainte était d’insérer trois récitatifs imposés, dans un ordre donné. J’ai fait mon histoire et c’est devenu La page de tous les désirs, dont je n’étais pas mécontent et qui est paru à L’Association. Et l’année dernière, ils m’ont demandé de donner la contrainte. J’ai proposé différents personnages et différents états d’âme, qui ont été tirés au sort, et c’est tombé sur « super-héros (ou super-héroïne) » et « farceur (-euse) ». Il fallait donc avoir dans son histoire un super-héros farceur ou une super-héroïne farceuse.


« Mettre en scène des concepts abstraits »


MPP : Comme beaucoup d’OuLiPiens, tu es un peu matheux sur les bords, non ?

É.L. : Ça ne va pas de soi. Il y a des gens à l’OuLiPo et à l’OuBaPo qui ne sont pas du tout portés sur les maths. Mais il se trouve que les mathématiques sont à l’origine de l’OuLiPo, qui a été fondé par un mathématicien, François Le Lionnais, et un écrivain, Raymond Queneau. Au départ, ils cherchaient le moyen de faire cohabiter ces deux mondes, même si après, ça a évolué vers l’idée d’utiliser toutes sortes de contraintes, y compris les mathématiques, pour créer de la littérature. Nous, à l’OuBaPo, on n’avait jamais tellement utilisé les mathématiques de manière formelle. Mais même si je ne suis pas du tout mathématicien, j’aime bien les jeux de logique, les jeux mathématiques. J’aime bien comprendre des concepts mathématiques, mais je ne peux pas du tout soutenir une conversation avec un mathématicien, je serais largué très vite.

MPP : L’an dernier, tu cosignais tout de même avec le mathématicien Ivar Ekeland le numéro de La petite bédéthèque du savoir consacré au hasard.

É.L. : Il y d’abord eu un bouquin qui s’appelle Contes & décomptes, à L’Association, dans lequel j’utilisais des contraintes mathématiques. Au début, j’ai fait ça comme ça, pour voir, et de fil en aiguille, je me suis mis à expérimenter plusieurs structures mathématiques pour voir ce que ça donnait. Puis des amis m’en ont indiqué d’autres et c’est devenu ce livre, qui est fait de plusieurs histoires courtes. À la suite ça, La petite bédéthèque des savoirs a été créée au Lombard et il se trouve que je connais un des responsables de cette collection, David Vandermaelen, à qui j’ai proposé mes services au cas où il chercherait quelqu’un pour les sciences dures, les mathématiques par exemple. Il m’a immédiatement répondu qu’il était à la recherche d’un dessinateur pour travailler avec le mathématicien Ivar Ekeland, et c’est parti comme ça. Je ne le connaissais pas du tout. J’avais bossé un tout petit peu avec Cédric Villani [mathématicien français, lauréat de la Médaille Fields en 2010 - ndlr], dont j’ai illustré un des bouquins (d’ailleurs, on a toujours un projet, mais qui traîne), mais je ne connaissais pas Ivar Ekeland. Ça s’est très bien passé entre nous et on a créé ce petit bouquin, qui s’appelle Le hasard.

MPP : On te sent très à l’aise dans ce domaine. Dans la BD, tu mets en scène vos deux personnages et on te voit poser plusieurs questions à Ivar Ekeland. Tu sembles tout de même déjà porté sur des problématiques relativement poussées…

É.L. : Non, je pose des questions un peu naïves et c’est lui qui répond. Dans cette bande dessinée, il y a d’ailleurs quelques notions qui m’échappent. Je ne vois pas trop comment arrivent certaines formules. Je lui ai dit et il m’a répondu : « c’est pas grave, ce qu’il faut comprendre, c’est la logique ». Et à ce niveau, j’ai compris toute la logique du bouquin et tout ce qu’il voulait dire. Ça m’a d’ailleurs permis de réviser des trucs (j’avais par exemple complètement oublié comment fonctionnaient les probabilités) et de découvrir des tas de choses que j’ignorais. Ce qui me plaisait dans cet exercice, c’était de mettre en scène des concepts abstraits. C’est pour ça que j’étais volontaire pour les sciences dures : ça m’intéresse de voir comment, avec mon médium, la bande dessinée, je peux essayer de rendre compte d’une notion qui, justement, n’a pas d’image immédiate. Le hasard, à part le jeu de dés, ne nous évoque pas beaucoup d’images, ça ne nous dit rien. Comme il n’y a pas d’image spontanée qui nous vienne à l’esprit, le défi était de trouver celle qui expliquerait au mieux chaque théorème.

MPP : Ce qui, avec toute la rigueur formelle qu’on te connaît, aboutit mine de rien à des images d’une grande précision scientifique.

É.L. : Ivar vérifiait chaque dessin pour s’assurer que rien ne m’avait échappé, mais dans l’ensemble, ça allait et tout s’est bien passé.

MPP : Tu as aussi illustré plusieurs articles du Petit Larousse. Te sentirais-tu une vocation didactique ?

É.L. : [Rires] Les gens de Larousse m’ont contacté parce qu’ils cherchaient des dessinateurs de bandes dessinées pour une version du Petit Larousse. Je me suis dit que je ne pouvais pas refuser ça ; être dans le dictionnaire, c’est quand même pas mal. Je n’y ai pas réfléchi plus que ça, mais c’est vrai que j’aime bien expliquer des choses. Quand j’ai compris des trucs (d’ailleurs, je dois emmerder mes proches avec ça), j’ai envie que tout le monde comprenne autour de moi. Donc, l’expliquer dans mon travail, j’aime ça. Dans le Petit Larousse, je ne crois pas avoir expliqué grand-chose, j’ai fait plutôt des petits jeux d’images, des jeux avec le texte, mais le Petit Larousse se suffit en soi pour expliquer des concepts, je n’ai pas besoin d’en rajouter. J’ai surtout essayé de faire des dessins un peu rigolos et sympathiques.

MPP : Parallèlement, après Pourquoi les riches sont-ils de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ?1, tu viens de mettre en images une deuxième enquête des sociologues Monique et Michel Pinçon-Charlot : Panique dans le 16e !2…

É.L. : Monique et Michel Pinçon-Charlot sont des sociologues de gauche, spécialisés dans l’étude des riches. Ils étudient les comportements des riches, leurs habitudes, leur façon de vivre, et ils en font une critique sociale. Leur thématique m’intéressait depuis un bon moment et j’ai eu l’opportunité de faire Pourquoi les riches…, qui est un bouquin à destination des jeunes. À la suite de ça, on a décidé d’en faire un autre, et c’est devenu Panique dans le 16e !, qui traite de l’implantation d’un centre pour S.D.F. dans le 16e arrondissement de Paris (un des plus chics). Ça a suscité beaucoup de remous et on s’est dit que cet épisode était un bon moyen de faire comprendre des choses. Et là, je travaille sur un troisième projet avec eux, une bande dessinée à 100% (les précédents relevaient plutôt de l’illustration) : je pars de leur texte et je fais une BD avec.

MPP : Tu habites en région parisienne ; as-tu été témoin de certains comportements décrits dans Panique dans le 16e !?

É.L. : Je suis dans la banlieue est, c’est moins bourgeois, plus bobo, comme on dit maintenant. Mais oui, honnêtement, il y a des débordements. Dans le quartier, la précédente municipalité avait créé à Montreuil deux sites de « logements-passerelles », c’est-à-dire des logements provisoires pour les populations roms, et il y a eu des réunions de riverains très houleuses. Même s’il s’agit de populations beaucoup plus modestes, voire pauvres, les gens peuvent être aussi très hérissés de devoir côtoyer des populations plus pauvres encore. Mais ça se calme souvent très rapidement. Dans le 16e aussi d’ailleurs : une fois que c’est là, les gens se rendent compte que finalement, on peut très bien cohabiter. Sans aller jusqu’à dire que tout est toujours merveilleux, dans l’ensemble, si le projet est bien suivi, ça se passe plutôt bien. Je ne suis pas militant, mais je suis beaucoup ce qui se passe dans mon quartier. En ce moment, par exemple, juste au-dessus de chez moi, il y a une usine chimique, SNEM, dont on se rend compte qu’elle pollue énormément les sols et, semble-t-il, l’air. On est en lutte contre cette usine, notamment au sein de l’association « Les Buttes à Morel »3. On demande la fermeture, mais selon moi, si on pouvait au moins prendre en compte de bonnes normes environnementales, ce serait déjà pas mal. La SNEM utilise notamment du Chrome VI, qui vient d’être interdit par l’Union européenne, mais ils ont obtenu une dérogation pour pouvoir continuer à l’utiliser, alors qu’il s’agit d’un produit très dangereux et qu’on est ici dans une zone complètement résidentielle.

MPP : Tu t’impliques aussi pas mal sur le plan éditorial, notamment au sein de L’Association.

É.L. : J’ai surtout commencé à m’impliquer dans la vie de L’Association il y a une douzaine d’années, au moment où il y eu un gros remue-ménage parce que Jean-Christophe Menu a décidé de gérer l’édition tout seul, en oubliant le côté associatif de L’Association. Les anciens de L’Association se sont rebellés contre ça, il y a eu une assemblée générale et L’Association est repartie bringuebalante. À ce moment-là, j’ai proposé mon aide, sans avoir trop idée de ce que je pouvais bien faire, et ils m’ont invité à intégrer le nouveau comité éditorial qui était en train de se créer. Depuis lors, j’en fais partie. Le principe est le même que dans n’importe quel autre comité éditorial : on reçoit des projets de différents auteurs, connus ou non, on examine ça, on vote et on décide de ce qu’on publie ou pas.

MPP : L’Association vient de lancer un trimestriel décapant, Mon lapin quotidien. Quel est ton rôle au sein de cette affaire-là ?

É.L. : C’est un projet que j’ai vu naître. Au départ, c’est une idée de Jean-Yves Duhoo, un dessinateur que je connais bien puisqu’on joue aussi de la musique ensemble. Aux origines de L’Association, il y avait cette revue, Lapin, qui est devenue par la suite Mon Lapin, parce qu’on avait décidé que chacun pouvait devenir rédacteur en chef d’un numéro du Lapin. (J’ai donc fait un numéro de Mon Lapin, dans lequel j’ai invité les dessinateurs et dessinatrices que je voulais pour les faire travailler sur un thème.) Et puis, Jean-Yves a eu l’idée de faire un Mon Lapin quotidien, qui serait un travail collectif sous la forme d’un quotidien – pas au sens où il paraîtrait tous les jours, mais plutôt qui ressemblerait à un grand journal. Killoffer était enthousiaste, il s’est greffé sur l’idée et puis, à deux, ils ont monté ce journal, qui ressemble à un quotidien de très grand format.

MPP : En effet : 58 x 41 centimètres, c’est une vraie nappe…

É.L. : Il n’est pas facile à lire dans le métro, ni à ranger dans sa bibliothèque, mais je trouve - et ce n’est pas parce que je suis à L’Association - qu’il est vraiment de qualité. Ils ont fait venir aussi bien des dessinateurs et dessinatrices qu’ils aiment bien, que des écrivains, des journalistes, etc. et tout ça fait un beau mélange, ça tient vraiment bien la route. Un beau travail. Il y a trois numéros parus et le quatrième est en cours de réalisation. Mais c’est un boulot énorme, je ne sais pas combien de temps ils pourront tenir. Il y a beaucoup de contenu, ça veut dire beaucoup de sélections aussi, de réécritures, etc.

MPP : D’autant qu’il y a un vrai travail de mise en page, de choix des typographies, …

É.L. : Exactement. Il y a un énorme travail de graphisme derrière.

MPP : Tu y as créé, avec Hervé Le Tellier, la rubrique « Critique constructive », qui fonctionne selon un principe un peu particulier…

É.L. : L’idée ne vient pas de moi. Que je sache, il s’agirait d’une idée de l’OpLePo, l’ouvroir de littérature potentielle italien [Opificio di Letteratura Potenziale – ndlr]. Le principe est simple : quelqu’un écrit une critique littéraire au sujet d’un livre qui n’existe pas et, en fonction de cette critique, un auteur va écrire un extrait du livre. On fait donc le travail à l’envers : la critique précède le livre. Comme l’idée me plaisait, je l’ai proposée à un auteur que j’aime bien, Hervé Le Tellier, et je lui ai demandé d’écrire des critiques de BD que je n’avais pas encore faites, pour que j’en dessine ensuite un extrait. À chaque fois, on publie la critique de Hervé et l’extrait de la bande dessinée qui n’existe pas. C’est super stimulant, parce que ça m’oblige à faire des trucs auxquels je n’avais pas du tout pensé. Pour l’instant, Hervé m’a beaucoup entraîné dans l’idée du travail sur contraintes, mais là, ce n’est que le début. J’ai bien envie aussi qu’il me demande de faire des choses que je n’ai jamais faites, qu’il m’amène sur de l’heroic fantasy ou que sais-je. Pour l’instant en tout cas, c’est resté relativement proche de mon travail « habituel ».

MPP : C’est vrai que, question contraintes, il ne t’a pas épargné…

É.L. : Il y allait fort, oui. Parfois, ça vient très vite, mais parfois aussi, c’est une vraie prise de tête de trouver ce que je vais bien pouvoir dessiner avec tout ce qu’il m’impose. Et puis bon, on trouve toujours une solution.

MPP : Tu as également créé un jeu de société, le « Scroubabble ». Quel en est le principe ?

É.L. : C’est l’un des intérêts de travailler dans des collectifs comme l’OuBaPo ou l’OuLiPo. À l’OuBaPo, il y a des idées qui émergent, comme ça, et on ne sait même plus trop qui est à l’origine de ce jeu. Plusieurs personnes le revendiquent : Killoffer dit que c’est lui ; de mémoire, c’était plutôt Anne Baraou. En tout cas, l’idée est de faire une reproduction du Scrabble en bande dessinée. À la place de jouer avec des lettres, chaque jeton est une case de bande dessinée, le but étant de créer des histoires qui se croisent avec les histoires des autres. On a en permanence sept cases de bande dessinée devant soi et, à tour de rôle, on essaie de recréer une petite histoire, qui doit être compréhensible par tout le monde, sinon ce n’est pas valable. Au bout d’un moment, on a décidé d’en faire un vrai jeu de société et, comme personne ne s’y collait, j’ai écrit le scénario, c’est-à-dire une sorte de synopsis des cases, en réfléchissant à des images qui se croiseraient le plus possible avec d’autres. J’ai vite crobardé quelques cases et j’ai envoyé ça à Jochen Gerner, Jean-Christophe Menu, Killoffer et François Ayroles. On a dessiné le jeu à cinq. À chacun, j’ai attribué un personnage et le jeu fonctionne beaucoup sur les dialogues entre ces personnages : un chien dessiné par Jean-Christophe Menu va répondre à un hippopotame de Killoffer, avant qu’une de mes vaches vienne s’immiscer dans leur conversation… Jochen Gerner a réalisé les jetons « joker », dans lesquels on ne sait pas trop qui parle, et François Ayroles avait fait un castor.

MPP : Il vous est arrivé d’en tirer des scénarios qui se sont concrétisés sur papier ?

É.L. : Non, on ne s’en est jamais servi comme ça. Par contre, on avait envie de créer de nouveaux jetons, parce qu’au bout d’un moment, quand on a joué plusieurs dizaines de fois, on revoit les mêmes histoires. J’avais fait des esquisses de nouveaux jetons, mais pour l’instant, on ne les a pas encore réalisés. Il faudrait, tiens ; je vais relancer cette idée-là.

MPP : Musicien à tes heures, tu joues notamment du soubassophone et de l’accordéon diatonique au sein du groupe « Les Jacqueline Maillan », avec Jean-Yves Duhoo…

É.L. : Oui, avec Jean-Yves Duhoo, le rédacteur en chef de MLQ dont on parlait à l’instant, et avec un autre dessinateur, Jeff Pourquié, qui est aussi mon voisin. Il fait du jazz manouche avec un vieil ami à lui, Gilles Quétin, et je leur ai proposé de jouer de la musique ensemble. Précédemment, je jouais avec d’autres dessinateurs au sein d’un groupe qui s’appelait « Copains comme cochons », avec notamment Carali et Jacques Lerouge (qui était mon voisin, à l’époque). Et quand « Copains comme cochons » s’est arrêté, on a monté « Les Jacqueline Maillan » avec Jean-Yves Duhoo (contrebassine), Jeff Pourquié (guitare), Gilles Quétin (guitare) et Marianne Lampel (flûte).

MPP : Vous jouez des compositions ?

É.L. : Oui, mais la plupart du temps, on reprend des titres qu’on met à notre sauce. On est plusieurs dans le groupe à être vraiment amoureux de Georges Brassens, donc au début, on a repris beaucoup de chansons de Brassens, qu’on jouait un peu plus swing. On a repris du Gainsbourg, aussi. Et puis, comme les deux guitaristes aiment bien jouer des thèmes manouches, je me suis mis à écrire des paroles dessus. Donc je me retrouve à chanter, ce que je n’avais pas anticipé au départ, et souvent mes propres textes.

MPP : Tu composes également?

É.L. : Il y a deux compositions à moi (paroles et musique), mais le plus souvent, il s’agit de mes textes remontés sur des standards bien connus.

MPP : Et tu t’imposes aussi des contraintes formelles en musique ?

É.L. : Pas toujours, mais il y en a. Il y a par exemple une chanson où la fin de chaque vers correspond aux accords : « pro – mi sixième / on relance l’écono – mi mineur / on va tous se bâf – ré septième / consommer sans mer – si septième ». Il y en a une autre, encore en cours de répétition, où le public récite lentement l’alphabet pendant que je chante, et où chaque lettre tombe au bon moment pour compléter le chant. C’est simple et ça fonctionne très bien. Dans une autre chanson encore, je fais répéter aux gens la dernière syllabe de chaque vers, ce qui donne un nouveau sens : « Monsieur Sarkozy –zy / Assez de dégâts –gâts » (c’est une chanson très fine) … C’est surtout l’occasion de créer des chansons un peu rigolotes qui permettent au public de participer.

MPP : Il y a peu, sur les réseaux sociaux, tu lançais le « Point Bisounours ». Tu peux développer le concept ?

É.L. : Tous les utilisateurs des réseaux sociaux connaissent aujourd’hui le « point Godwin » : lorsque, dans une conversation, notamment sur internet, quelqu’un à court d’arguments en vient à parler des S.S., des nazis ou de Hitler, il atteint le point Godwin. Alors, je me suis dit qu’il fallait un point dans l’autre sens et j’ai inventé le « point Bisounours » ; dans une conversation sur internet, très souvent, les gens à court d’arguments utilisent cette accusation : « tu vis dans l’univers des Bisounours ». Personnellement, ça m’est arrivé plusieurs fois et ça m’a décidé à forger le concept de « point Bisounours » : quand on utilise cet argument péremptoire, on gagne un point Bisounours. J’ai donc dessiné un point, comme un bon point, avec des petits cœurs…

MPP : Oui, on l’a téléchargé à MPP, on n’attend plus qu’une occasion de s’en servir. On va peut-être bien l’imprimer avec l’interview, d’ailleurs…

É.L. : [Rires] Si ça peut servir… Moi, je ne l’ai pas encore utilisé, parce que l’argument m’est déjà tombé dessus dans la vraie vie, mais encore jamais dans une conversation sur internet. Il faut dire que j’ai horreur des discussions sur internet ; lire les commentaires se révèle souvent démoralisant et fatigant, donc j’évite. Mais si ça peut servir à d’autres, c’est super.


Étienne Lécroart, Vanité, L’Association

Sortie le 14 novembre 2017 (10€)


(Propos recueillis par Ben le Sanguinaire)


1 La ville brûle, 2014 (16€).

2 La ville brûle, 2017 (16€).

3 https://fr-fr.facebook.com/ButtesAMorel/


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