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Sylvain Sluys : il y a un sorcier à Grande-Synthe

INTERVIEW :

SYLVAIN LE MAGICIEN – « Rien n’est plus sinistre au monde qu’une réunion de clowns »

Turban indien vissé sur la tête, le Bruxellois Sylvain Sluys arpente le monde depuis près de vingt ans en se servant de la prestidigitation comme d’une magie curative capable de résorber certaines plaies psychologiques auprès des enfants de la guerre. Entretien avec un sorcier au grand cœur.

Même Pas Peur : Comment devient-on magicien humanitaire ?

Sylvain : Pour faire court, ce sont les images de la guerre du Viêtnam en direct, où on voit les Américains qui napalmisent les malheureux enfants, qui me font dire : il n’est pas tolérable que des choses comme ça existent et un jour je ferai quelque chose pour ces enfants - ce qui est typiquement un rêve adolescent, de rachat de l’horreur du monde. Ça correspond aussi à une idée un peu « à la Tintin » : allons sauver le monde ou réparons les injustices. Il y a quelque chose de ça qui m’anime. Quand je me formule la promesse, je n’ai pas la première idée de ce que je pourrais jamais faire pour eux. Première idée : je vais devenir médecin. Mais quand j’ai vu le quota d’études en médecine, je me suis dit : ok, je vais devenir magicien, ça ira plus vite. Parce qu’à ce moment-là, je n’avais pas d’outil, et y aller en disant : « je vous aime, je vous aime », c’est totalement inutile, c’est vide de sens, et c’est même relativement nocif, parce que sur le front de chacun de ces enfants, il est marqué : ‘’adopte-moi, adopte-moi’’ ; ça clignote.

« Mettre une mine, ça dure 5 minutes et ça coûte 5 dollars.

Enlever une mine, c’est 24 heures et c’est 2000 dollars »

MPP : Ton aventure démarre réellement au Cambodge, où tu pars en 2000 donner un spectacle à des orphelins unijambistes. Des victimes de mines ?

Sylvain : Oui, À l’époque, c’était le pays le plus miné au monde. Mettre une mine, ça dure 5 minutes et ça coûte 5 dollars. Enlever une mine, c’est 24 heures et c’est 2000 dollars. L’équation, elle est là. Et ces mines, totalement indétectables, ont encore des effets pervers 20 ans après, alors que la crise est résorbée depuis longtemps, que les traités de paix sont signés et la situation stabilisée.

MPP : Comment se passe ce premier spectacle ?

Sylvain : Il se déroule de façon totalement improvisée, sous un arbre, devant 250 enfants unijambistes appuyés sur leur béquille. Et là, il va se passer quelque chose, qui deviendra ma sensation première : en faisant cela, je vais inverser le rapport à ces gamins ; ils vont passer de gamins mendiants qui tendent la main à gamins fascinés par ce qui se passe. Le côté spectacle va prendre le dessus sur la tragédie qu’ils vivent – l’espace d’un tout petit instant, on est bien d’accord. Je ne vais pas changer leur vie, mais quand même, il se passe un truc.

MPP : Tu crois dur comme fer au pouvoir magique de la culture ?

Sylvain : Oui, parce que là, je sens qu’il y a une demande pour ce genre de choses ; on n’est pas encore dans le domaine de la culture, on est dans l’entertainment, l’embryon de la culture, mais déjà, l’impact que ça a me donne l’idée qu’il y a une piste, une ouverture.

MPP : L’année suivante, tu fondes, avec le comédien Stéphane Georis et le clown Kevin Brooking, l’ASBL « Clowns et magiciens sans frontières » (CMSF), inspirée de l’action du clown espagnol Tortell Poltrona. Tu peux nous en parler ?

« Pendant trois heures, ils ont fait des équations en costume de clown »

Sylvain : Ce sont des gens qui sont arrivés au même diagnostic que moi, à savoir que n’importe quel enfant au monde, quelles que soient ses difficultés, sa condition, les horreurs qu’il a rencontrées, a droit à un spectacle. Ce sont des gens qui se pointent dans les camps de réfugiés pour faire des spectacles de clowns. C’est devenu une internationale ; il y a des Clown Without Borders partout. On se réunissait annuellement pour faire un peu le point de nos démarches. On a l’impression qu’une réunion de clowns, c’est un truc où on va se fendre la gueule d’un bout à l’autre... pas du tout : rien n’est plus sinistre au monde qu’une réunion de clowns. C’est des mecs, à côté d’eux, les banquiers, c’est des rigolos. Deux choses ont suscité un certain désenchantement par rapport à Clowns Sans Frontières. D’abord, les fondateurs espagnols sont très vite partis dans une volonté de faire du grand spectacle, un vrai spectacle de cirque. Et donc, ils mettent beaucoup de moyens et de matériel pour leur démarche. Moi, j’étais parti du point de vue exactement inverse : on est des mecs qui font la route avec un sac à dos et dans ce sac à dos se trouve tout le spectacle. On est prêt en 3 minutes, on n’a besoin d’aucune infrastructure, on peut jouer au coin de la rue, au camp de réfugiés, dans l’orphelinat... bref, on a cette mobilité. Mais évidemment, du coup, on ne fait pas du cirque avec trapèzes volants et autres plaisanteries, ça va de soi. Pour moi, ce n’était pas du tout le but. Si but il y avait, c’était d’être face à ces enfants, d’être le plus possible au contact avec eux, c’est-à-dire dans la grande proximité et pas du tout dans un spectacle hollywoodien. Ensuite, dans ma propre association, j’ai eu un mal fou à imposer l’idée des formations. Pour les enfants de rues, les spectacles, c’est très bien, mais il faut imaginer quelque chose qui aille plus loin. Mais là, il a eu une espèce de raidissement (« c’est pas notre problématique », « nous sommes des artistes », « on est là pour faire des spectacles », etc.) ; ils se la sont jouée un peu « les stars des camps de réfugiés ». Pour l’anecdote, des Irlandais de Clowns Without Borders, partis en Afrique du Sud, m’ont raconté avoir proposé un atelier aux enfants après le spectacle. Ils leur ont demandé ce dont ils avaient besoin. Les gamins se sont concertés pendant trois ou quatre minutes, puis sont revenus vers les clowns et leur ont demandé... des cours de maths. Les Irlandais ont accepté de jouer les profs et pendant trois heures, ils ont fait des équations en costume de clown. J’avais trouvé l’anecdote sublime, parce qu’elle remet les choses à un juste niveau. Là, je trouve ça très juste et touchant : tu réponds à une demande, qui est nette et précise.

MPP : Votre credo : « Le futile précède l’utile ». Comment comprendre cet aphorisme ?

Sylvain : Quand tu arrives et que tu proposes quelque chose, ça prend une dimension tout à fait extraordinaire, qu’a priori ça n’a pas. Je fais un petit spectacle de bouts de ficelles, où l’essentiel tient dans mes poches, et ça devient stricto sensu de la magie. Comme ils n’ont rien pour meubler le temps et qu’ils ont le sentiment extrêmement démoralisant d’être oubliés du monde, quand tu viens et que tu proposes un spectacle, le message sous-jacent, c’est : « je viens parce que j’ai une vraie préoccupation pour vous, je fais une démarche vis-à-vis de vous parce que vous existez ». Et dans un spectacle, quel qu’il soit, il y a de cette humanité-là. C’est infiniment moins sensible dans les endroits où le spectacle, c’est la norme. Mais ça démontre aussi à quel point la culture peut avoir un effet de levier, parce que ça intéresse tout le monde, tout le monde est partie prenante, tu déclenches des phénomènes de groupe où il y a une mobilisation autour d’un projet concret. Le but de l’aventure, c’est d’arriver à en vivre, enfin bref, tu repositionnes complètement cette espèce de désespérance d’être un enfant de rues, de faire partie d’une meute et de n’avoir d’autre perspective que le jour-le-jour le plus immédiat. Là, soudainement, il y a quelque chose de l’ordre d’un projet qui prend le relais et ça, c’est très porteur.

« Comme ce sont des enfants à la peau plus pâle,

ils ont une plus grande valeur marchande dans les bordels indiens »

MPP : La charte du CMSF précise que ses membres « revendiquent le droit de dénoncer publiquement les situations de détresse et d’injustice dont ils sont les témoins privilégiés ». Un droit que vous avez déjà eu l’occasion de mettre souvent en pratique ?

Sylvain : Pas vraiment...

MPP : L’occasion ne s’est pas encore présentée ?

Sylvain : Si, elle s’est présentée un million de fois. Mais quand tu te fais tabasser par les flics, tu dois aller porter plainte chez les flics... Idem quand tu vois l’exploitation dans les camps : tu vas le dire aux flics, mais les flics le savent très bien, on les paie pour qu’ils ferment leur gueule. Je dirais que ce sont surtout des affirmations de bonnes intentions. C’est extrêmement louable, mais pratiquement parlant, c’est quasiment inexistant.

MPP : On te retrouve ensuite au Népal, où tu t’occupes principalement des « enfants des rues »...

Sylvain : Ce sont des gosses des montagnes ayant fui les guérillas maoïstes qui cherchaient à les recruter comme enfants-soldats, et qui deviennent mendiants dans les grandes villes. En Asie, je me suis vite aperçu que si tu ne fais pas partie d’une affiliation verticale, à savoir : l’ethnie, la tribu, le village, la famille, tu n’existes pas. La notion d’individualité est une notion totalement européenne. Les enfants des rues se trouvent dans cette perspective où soudainement ils sont seuls, ils sont hors verticalité et donc ils deviennent des parias en ville, ne sachant que faire. Leur avenir est vite vu : c’est la mendicité, la délinquance. Ils sont soumis à tous les rackets possibles et imaginables. Des mafias indiennes venaient les kidnapper à Katmandou, en graissant la patte des policiers pour qu’ils ferment les yeux, parce que comme ce sont des enfants à la peau plus pâle, ils ont une plus grande valeur marchande dans les bordels indiens.

MPP : C’est à Katmandou que te vient l’idée des formations ?

Sylvain : Oui, très rapidement, je me suis dit : les spectacles, c’est bien beau, mais c’est pas ça qui va changer leur avenir. Par contre, si eux, à leur tour, sont capables de proposer des spectacles, ils rentrent dans la culture eux-mêmes.

MPP : Une manière de leur restituer leur dû ?

Sylvain : Exactement. Ces gamins de rues sont en échec narcissique sur tous les fronts. Ils sont socialement repoussés, scolairement non intégrés, rejetés de toute structure et de toute caste, bref ce sont des parias. Ils n’ont donc aucune valorisation d’eux-mêmes. L’idée était qu’à travers un spectacle, soudainement, ils rentrent dans la lumière, ne fût-ce que symboliquement. Ça participe à la reconstitution d’une image narcissique. On allait jouer pour les autochtones dans la montagne, dans les villages qu’ils avaient fuis pour ne pas devenir enfants-soldats. Ils y revenaient non pas en tant que mendiants, mais en tant que participants à un projet qui touche tout le monde.

« Ce n’est pas encore aussi cloisonné qu’une société musulmane,

mais c’est quand même vachement moins mixte que chez nous »

MPP : Et les gosses sont demandeurs de prestidigitation ?

Sylvain : Oui, parce que quand tu fais des spectacles de magie, tu fais des spectacles de proximité. Ça a l'air tellement facile et c’est tellement efficace, que tu te projettes tout de suite dans le mec qui le fait et tu te dis : « ah, putain, moi je voudrais aussi faire ce genre de choses ». Tu sens le désir de comprendre et l’idée non formulée : « si je pouvais faire comme toi, j’en tirerais de sacrés profits ». Il y a un désir de pratiquer.

MPP : Tu es pourtant forcé d’interrompre tes formations ?

Sylvain : Autant débarquer dans un orphelinat pour y donner un spectacle d’une heure, boire le thé et jouer un peu avec les enfants te laisse environ trois heures sur place, autant commencer des formations te mobilise tout de suite pour deux mois dans l’orphelinat. Autrement dit, ce n’est pas du tout le même rapport au temps.

« La culture est le parent pauvre du développement »

MPP : Parle-nous de D’joba, la chorégraphe qui t’accompagne dans tes spectacles.

Sylvain : À Katmandou, je n’avais comme public que des gamins ; or, l’orphelinat était réparti à parts égales entre gamins et gamines, mais il est difficile d’avoir des groupes mixtes. Ce n’est pas encore aussi cloisonné qu’une société musulmane, mais c’est quand même vachement moins mixte que chez nous. J’avais donc le sentiment d’un échec, n’ayant accès qu’à la moitié de l’orphelinat. De retour en Belgique, j’ai rencontré une danseuse, D’joba, et quand j’ai vu le boulot qu’elle faisait avec les gamins d’ici, je lui ai dit : « j’ai besoin de toi, tu viens avec moi, je t’emmène à l’orphelinat ; pendant que moi, je monte le spectacle de magie avec les gamins, tu montes des chorégraphies avec les filles, et quand les deux trucs tiennent un peu la route, on les met bout à bout et on fait une espèce de spectacle complètement improbable alternant tours de magie et chorégraphies ». Dit comme ça, ça fait abscons, mais en fait, c’est génial : ça donne un spectacle mixte et complètement hors normes, ce qui fait son charme au reste. Et ça marche fabuleusement bien, le rendu est très bon. Donc, oui, il faut investir de ce côté-là, parce que la culture est le parent pauvre du développement. Quand on pense développement, on pense tout de suite en termes d’agriculture, d’autosuffisance, d’énergie, ... toutes choses évidentes. Mais on ne prend pas en compte, ou très peu, le côté culturel.

« Nos enfants sont nés dans ce camp, nos petits-enfants sont nés dans ce camp,

nos arrière-petits-enfants vont naître dans ce camp »

MPP : Même constat en Thaïlande ?

Sylvain : Ça m’a sauté aux yeux quand je suis allé dans les camps des Karens et Karenni de Thaïlande, alignés sur la frontière birmane. Ce sont des minorités ethniques du Myanmar (Birmanie), qui ont fui du fait des persécutions et qui se retrouvent dans des camps qui fluctuent entre 10 000 et 50 000 individus – il y en a une quinzaine le long de la frontière, donc ça fait du peuple. Ces camps se trouvent au fin fond de la jungle, dans des endroits magnifiques pour nous qui ne faisons qu’y passer, mais un peu déprimants pour eux qui y passent leur vie. On débarque là de façon un peu hasardeuse, via MSF comme c’est souvent le cas, je me prépare pour mon spectacle et je me trouve face à 1000 ou 1500 spectateurs : tous les gamins des camps sont là. Les premiers sont assis sur tes pieds, les derniers sont sur les arbres tout au fond. Quand tu fais un spectacle de proximité et que tu as 1500 spectateurs, ça commence à faire un peu étrange. Et il est évident qu’à partir du dixième ou douzième rang, ils ne voient plus grand-chose. Ce n’est pas si grave, parce que ceux de derrière rient quand ils entendent ceux de devant rire. L’important, c’est d’être ensemble et de communier au même acte. Et donc, je vais passer bon an mal an 15 jours dans ces camps et tous les soirs, je discute avec les mecs, qui vont me faire cette réflexion formidable : « ça fait 35 ans qu’on est dans ce putain de camp, ouvert en 1987 ; quand on est arrivé, on était encore jeunes ; nos enfants sont nés dans ce camp, nos petits-enfants sont nés dans ce camp, nos arrière-petits-enfants vont naître dans ce camp ; et tu es le premier qui vient et qui se soucie de faire un truc pour eux, on ne l’oubliera jamais ». Et là, de nouveau, je sens à quel point ce truc somme toute extrêmement futile, qui n’est jamais qu’un petit spectacle en passant, prend une tout autre dimension selon le contexte. Quand tu fais des spectacles ici, les gamins sont saturés d’images, à partir de leurs smartphones, etc. Ils ne sont pas du tout en manque de ça. Tandis que dans ces camps, ils n’ont pas d’électricité, ça veut dire pas de télévision, pas de téléphone, pas d’ordinateur, ... ils ont que dalle. Donc, le peu de choses que tu feras prendra une proportion beaucoup plus grande que ce que ce n’est.

MPP : Tu as également cherché à dispenser des formations dans ces camps karen et karenni ?

Sylvain : Non, monter des spectacles dans des camps de réfugiés, ça a moins d’efficience, pour une raison toute simple, c’est qu’ils ne peuvent pas sortir du camp. Donc ce serait monter des spectacles qu’ils ne montreraient qu’entre eux et ne leur donneraient pas un élément pour pouvoir vivre. C’est pourquoi le public sur lequel je me suis focalisé pour monter le spectacle, ce sont surtout des enfants de rues, parce que les enfants de rues sont dans la société, totalement éjectés, totalement parias, mais forment une caste de la société, c’est une réalité.

MPP : La plupart de ces camps sont très sécurisés. On laisse toujours entrer le magicien, pourvu qu’il n’ait « rien dans les mains, rien dans les poches » ?

Sylvain : Une de mes entrées habituelles sur les camps, c’est via Médecins Sans Frontières, parce qu’il faut effectivement des pass pour y accéder. On accompagne le staff de MSF quand ils vont faire leur tournée médicale : pendant qu’ils font leur visite médicale, nous on fait le spectacle. Et à un moment, ils arrêtent de médicaliser et ils viennent avec des patients regarder le spectacle, médecins et patients réunis derrière les gamins. En Thaïlande, un médecin a eu cette remarque très judicieuse : « tu commences à opérer là où nous ne pouvons plus rien faire. Quand un camp de réfugiés se crée, pour des raisons de guerre civile, de conflit ou de catastrophe naturelle, ça se fait dans l’urgence et on a un ordre de mission stipulant que le camp est susceptible de durer un an ; le problème, c’est que 35 ans après, ils sont toujours là et que personne n’a prévu ça. »

MPP : Du coup, toute une société parallèle se développe en autarcie à l’intérieur ?

Sylvain : Oui. Le truc fou, aussi, qui m’avait frappé dans les camps de réfugiés karen et karenni que j’ai pu fréquenter, c’est que les plus hauts taux d’alphabétisation en Thaïlande et en Asie du sud-est de manière générale, c’est dans les camps de réfugiés. Les mecs, ils sont tous diplômés, mais ils ne peuvent pas sortir du camp. C’est un truc qui tourne en rond. Et les camps comptent aussi parmi les endroits les plus démocratiques, c’est-à-dire qu’ils font des élections pour désigner les chefs de zones. Et chaque fois qu’ils font une élection dans un camp, d’autres gens viennent des autres camps, clandestinement en général, pour s’assurer que l’élection se passe de façon correcte et démocratique. Ils ont donc mis en place entre eux tout un système de relais, qui permettent l’éducation, la préservation de leur culture et un phénomène démocratique. Et ça fonctionne. Là où le système heurte une limite intangible, c’est qu’ils ne peuvent pas sortir du camp. Leur sort dépend d’un arrangement entre le gouvernement thaï et le gouvernement birman, mais cet arrangement n’aura pas lieu, tout le monde le sait.

MPP : À Calais comme à Grande-Synthe, tu as été mis au courant de l’existence de mafias de migrants...

Sylvain : Il semble que, dès le départ d’Irak, les migrants sont pris en charge par des passeurs. Selon les familles, ils leur distribuent des points d’arrivée en Europe. Tout au long du chemin, ils sont pris en main par le réseau et rackettés aux différents passages. Et une fois qu’ils arrivent sur place, ils s’aperçoivent que les mafias s’arrangent aussi pour avoir la main haute sur les logements octroyés par la commune. Mais je t’avoue que je ne suis pas un expert de cette question.

MPP : Et comme toujours, les enfants sont les premiers à morfler ?

Sylvain : Bien entendu. À Calais, ils m’ont fait part de cette nouvelle incroyable : après qu’une partie de la « jungle » a été éradiquée de manière très violente l’année passée, quand les familles se sont regroupées à nouveau, elles ont réalisé qu’il leur manquait cent enfants. Personne ne sait où sont passés ces enfants. Bon, la réponse est dans la question, bien sûr : ils ont été rackettés, embarqués sur des réseaux de prostitution, etc. Mais il n’y a pas de trace, parce qu’ils ne sont enregistrés nulle part.

« Ils n’ont jamais porté le costume traditionnel ;

c’est comme si nous, on s’habillait en Gilles de Binche »

MPP : Tu as déjà été confronté à des réactions hostiles à l’égard de ton spectacle ?

Sylvain : Non, jamais. Ou plutôt, si, une fois : au Cambodge, je monte un spectacle avec des enfants de rues et alors c’est toujours le même cinéma : pour les ‘’vendre’’ dans les grands hôtels par exemple, tu les habilles de manière traditionnelle. Mais ils n’ont jamais porté le costume traditionnel ; c’est comme si nous, on s’habillait en Gilles de Binche. Je m’adresse si possible à des tour operators américains ou allemands, parce que eux voient tout de suite le côté culturel, et je réserve une date pour le spectacle. Le soir venu, je me pointe avec la troupe d’enfants de rues et le portier de l’hôtel, c’est-à-dire celui qui est tout en bas de la hiérarchie, empêche les enfants d’entrer – parce que les enfants de rues, pour lui, c’est le stade encore plus bas que lui, ce sont les parias des parias. Je lui ai montré le contrat et il a été obligé de nous laisser entrer, mais il l’avait vraiment mauvaise. Mais ce n’est pas le spectacle, ce sont des implications sociales, c’est la position de ces gamins dans la société, etc. Là, tu te heurtes effectivement à des incompréhensions et à des phénomènes culturels et sociaux douloureux. Mais il ne faut pas s’arrêter à ça.

MPP : Tu ressens des différences entre les publics européen et asiatique ?

Sylvain : Oui, ça n’a absolument rien à voir. Le spectacle est grosso modo le même depuis quinze ans, à quelques variantes près. Il répond à des critères d’efficacité : tout ce qui tient dans la poche – on ne va pas réinventer la poudre, ce n’est pas nécessaire. Par contre, la variable, c’est le public. Et selon le public auquel tu t’adresses, les réactions sont totalement différentes. Je me souviens de ces premiers spectacles que j’allais faire au Cambodge, mais hors des villes ; on avait un 4x4 ruiné à mort et, comme c’était juste avant la mousson, on avait encore accès au pays. Le soir, on arrivait dans les villages, les phares de la bagnole tenaient lieu de projos, je faisais un spectacle et tout le monde se pointait. Premier acte magique, il n’y a plus personne, tout le monde s’enfuit. Pourquoi ? Parce qu’ils vivent dans un monde magique, donc si tu fais de la magie, évidemment, tu es sorcier. Il n’y a pas ce recul du spectacle en tant que divertissement, tu es dans un premier degré absolu des choses. Et alors, tu vois tous ces gamins qui vont se planquer derrière les arbres, le plus loin possible, et tu vois toutes les têtes qui dépassent. Tu leur fais signe de revenir, mais ils te font : « non, non, on veut voir le spectacle, mais on ne veut pas prendre de risques ».

MPP: À ce point-là ?

Sylvain : Oh, oui ! Mais déjà à mes débuts... J’avais 20 ans, je mettais au point des tours de cartes et j’allais dans les cafés de Matongé. Je faisais mes tours de cartes et, même chose, les mecs s’encouraient. Je vidais la salle tout de suite. Les mecs revenaient petit à petit et s’enhardissaient pour me proposer des arrangements pécuniaires en échange de ma magie. Donc : un, la peur de l’esprit ; deux, le tiroir-caisse se met en route. Tu sens la réalité et la hiérarchie des choses. Autre exemple : les Tibétains vont rire d’un bout à l’autre, quoi que tu fasses ou ne fasses pas. Tu peux te planter numéro après numéro, ça n’a aucune importance, ils vont rire de la même façon. Et ici, devant n’importe quel gamin, si tu fais de la magie, il y a une question récidivante : « Monsieur, c’est quoi, ton truc ? ». L’idée, c’est « si tu me dis ton truc, je peux le reproduire », mais ils ne supputent pas qu’il y a tout un boulot technique derrière. En Asie, de la même façon, ils viennent vers toi et, au lieu de dire « dis-moi ton truc », ils te disent : « dis-moi tes mantras ». Ils sont convaincus que toute la nuit, je répète certains mantras en boucle et que le matin je me réveille avec des super pouvoirs. Autrement dit, ils transposent le terme « trucs » dans leur réalité à eux, mais la ligne de pensée est la même.

(Propos recueillis par Benoit Doumont)


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